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LA DECHARGE DE L’AVALISTE D’UN BILLET A ORDRE SANS CAUSE

Note sous Paris, 14 juin 2012, RG 11/01572

Par Jean-Marie TENGANG

Avocat au Barreau de Bordeaux

Membre de l’Institut (IDABB)

Chargé d’Enseignement – Université Montesquieu Bordeaux IV

L’arrêt sous notes est remarquable à plus d’un titre. En premier lieu, il admet exceptionnellement la possibilité pour l’avaliste d’un billet à ordre d’opposer au bénéficiaire, les exceptions tirées du rapport fondamental. En deuxième lieu, la décharge est prononcée, après que la Cour ait observé l’absence de cause à l’effet ainsi que la fraude du bénéficiaire. En troisième lieu, l’allocation d’une indemnité vient sanctionner la mauvaise fois du même bénéficiaire.

LES FAITS :

Par acte sous seing privé du 14 mai 2005, Madame S, agissant pour le compte d’une société en constitution M, faisait l’acquisition d’un fonds de commerce de bistrot, discothèque, brasserie, point chaud, viennoiseries situé sur les Quais de Paludate à Bordeaux…, moyennant le prix de 299 000 €. Le prix convenu devait être payé par le versement comptant de la somme de 25 000 € remis à la cédante dès la signature du compromis, et le solde de 274 000 € par crédit vendeur, que l’acquéreur s’engageait à acquitter par 60 mensualités de 4 566,67 €.

Lors de la signature de l’acte définitif le 18 juin 2005, la société cédante obtenait de Madame S la remise de deux autres chèques de 30 000 € et 20 000 €, portant ainsi le paiement de la fraction cash du prix de cession à 75 000 €.

De manière encore plus étonnante, et alors même que cela n’était prévu ni dans l’acte de cession, ni dans les actes préparatoires, la société cédante obtenait de Madame S, en sa qualité de gérante de la société M, la signature d’un billet à ordre d’un montant de 75 000 €, dont l’échéance était fixée au 30 août 2006.

Madame S se portait avaliste de cet effet.

La société M devait rencontrer très rapidement des difficultés : procédure de redressement judiciaire le 5 juillet 2006, suivie d’une liquidation judiciaire le 2 février 2007.

Madame S et ses associés se rendaient alors compte que le fonds de commerce n’était qu’une coquille vide. Elle déposait une plainte pour escroquerie et faux en écritures comptable contre les dirigeants de la société venderesse courant août 2008.

Par acte du 27 août 2008, Madame S (Madame S était assistée par le rédacteur des présentes) était attraite devant le Tribunal de Commerce de Paris en sa qualité d’avaliste en paiement du billet d’un montant de 75 000 €.

Par ordonnance de référé du 28 novembre 2008, Madame S obtenait que la société venderesse soit déboutée de sa demande, en raison de l’existence d’une contestation sérieuse sur les circonstances d’émission de l’effet.

La société venderesse ne s’avouait pas vaincue, puisqu’elle assignait Madame S, cette fois au fond, par acte du 19 novembre 2008.

Par jugement du 7 octobre 2010, le Tribunal  de Commerce de Paris écartait les arguments de Madame S, et la condamnait à payer le montant de l’effet.

L’appel formé par Madame S devait conduire à l’arrêt sous notes.

A- L’admission du principe d’opposabilité des exceptions

Avant l’examen de ses arguments au fonds, Madame S devait surmonter un écueil de taille, tiré du principe de l’inopposabilité des exceptions. En effet, l’article L. 511-31 du Code de commerce (qui traite des lettres de change), énonce une règle commune à tous les effets de commerce. Il n’est admis d’opposition au paiement de ces effets qu’en cas de perte… C’est cette règle qui est connue comme le principe d’inopposabilité des exceptions, principe qui interdit donc au souscripteur d’un effet de s’opposer à son paiement en invoquant les obstacles tirés de son rapport fondamental avec le porteur-bénéficiaire, autres que la fraude ou la perte.

Madame a convaincu la Cour d’examiner ses arguments de fonds (opposabilité des exceptions) en deux temps.

Elle a d’abord invoqué un arrêt du 20 janvier 1995 par lequel la Cour d’Appel de Paris avait admis le droit du souscripteur à opposer au bénéficiaire du titre, les exceptions tirées du rapport fondamental (D. 1996, Somm. comm. 34).

Ce point étant réglé, restait à démontrer le droit de l’avaliste du billet, d’invoquer cette faculté.

C’est un arrêt de la Cour de cassation  du  24 mars 1998 (Civ. 1ère, JCP E, I, 10144), qui a expressément admis le droit de l’avaliste de refuser le paiement du billet à ordre, en raison de l’illicéité de sa cause, qui lui fournira la solution.

Enfin, un ancien arrêt de la Chambre des Requêtes avait permis à l’avaliste d’un billet à ordre d’invoquer tous les autres moyens de défense du débiteur garanti (Req. 20 mars 1882, DP 1882, 1, 244).

Madame S a alors plaidé la combinaison de ces deux arrêts, qui conduit à la conclusion selon laquelle :

  • L’opposabilité des exceptions est admise en matière de billet à ordre ;
  • Ce droit est également reconnu à l’avaliste de ce billet, surtout lorsque le souscripteur n’étant pas partie à la procédure, il ne peut valablement faire valoir les droits et arguments qui auraient fait échec à la demande de paiement du porteur.

Au cas d’espèce, la Cour n’admet pas explicitement ce raisonnement, mais le fait implicitement en examinant les moyens soulevés par Madame S pour s’opposer à la demande de paiement de la société E.

B- Les arguments de fond

Madame S soutenait plusieurs arguments, qui peuvent être résumés ainsi :

1- Le billet serait sans cause car il aurait dû être détruit après le respect par Madame S des seuls engagements souscrits concomitamment  lors de la signature de l’acte de cession, soit le paiement de la somme de 75 000 € par 3 chèques de 25 000, 30 000 et 20 000 €.

2- Le billet serait frauduleux car il n’apparaissait ni dans les autres actes de cession du fonds, ni dans la comptabilité de la société cédante.

3- La cause du billet serait illicite car elle garantirait le paiement d’une partie occulte du prix de cession du fonds. Pour étayer cet argument, Madame S avait sommé la société cédante de produire les documents de séquestre du prix de cession du fonds, mais n’avait obtenu aucune réponse. Elle avait alors versé aux débats un arrêt de la Cour de cassation par lequel 24 mars 1998, la 1ère Chambre civile avait confirmé un arrêt de la Cour d’Appel de DIJON rejetant la demande de paiement d’un porteur de billet à ordre de mauvaise foi, dirigée contre l’avaliste de cet effet, aux motifs  que « les billets litigieux avaient été souscrits en vue du paiement d’une soulte occulte du prix de cession… » (Civ. 1ère, 24 mars 1998, JCP Ed G. 1998, 10144).

4- La société venderesse serait de mauvaise foi, car l’assignation interviendra plus de trois ans après l’échéance de l’effet, plus d’un an et demi après la liquidation judiciaire du débiteur principal, et 10 jours après la plainte pénale déposée par Madame S pour escroquerie…

C- Sens et Portée de l’arrêt du 14 juin 2012

La Cour reprendra tous ces arguments dans la motivation conduisant à l’arrêt d’infirmation du 14 juin 2012 :

Sur l’absence de cause : Considérant que force est de constater qu’aucun document contractuel ne fait état du billet litigieux, dont la cause n’est donc pas clairement et indiscutablement établie… »

Et encore : «Considérant que la Cour ne trouve dans les pièces versées au dossier aucune justification ni aucun sens à l’attitude du vendeur du fonds qui ne s’est garanti que pour une faible partie du solde du crédit vendeur et pour un montant que rien n’explique…

Considérant que la Cour relève que les explications de Madame S, sur la cause du billet à ordre sont cohérentes, et note que le chiffre de 75 000 € représente à la fois le montant des trois chèques qui devaient être encaissés lors de la signature de l’acte, et celui du prêt qu’elle devait obtenir avant le 30/07/2005, et qui constituait une des conditions suspensives prévues dans le compromis ».

Sur la fraude : «Considérant que la société E a attendu près de trois ans avant d’en demander le paiement à Madame SOUCHON, alors au surplus que la société était en liquidation judiciaire depuis le 2/02/2007, et qu’il était constant que le solde du prix ne serait plus payé par la société… »

Et de conclure «Considérant que s’il est exact que Madame S est attraite en paiements en sa qualité de l’avaliste et non en qualité de souscripteur du billet, il n’en reste pas moins que l’action s’inscrit dans un contexte de fraude, compte tenu du faisceau d’éléments ci-dessus rappelés et que le porteur apparaît comme de mauvaise foi ».

Pour tous ces motifs, le jugement du Tribunal de Commerce de Paris qui avait condamné Madame S à payer le montant du billet à ordre, est infirmé, et Madame S est déchargée de son obligation d’avaliste.

De plus, la Cour condamne la société E à lui payer les sommes de 5 000 € pour abus dans le droit d’agir en justice, outre 5 000 € au titre de l’article 700 du Code de Procédure Civile.

L’arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 14 juin 2012 consacre la victoire de la bonne foi. Elle va au-delà de la seule apparence des actes, et s’interroge sur la réelle intention des parties au moment de leur conclusion.

En cela, l’arrêt introduit une part de morale dans les affaires, et la solution est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une matière où le principe est celui de l’inopposabilité des exceptions.

Serait-ce le retour de la théorie de la « causa remota » (cause éloignée) chère au droit romain ? Rie n’est moins sûr, car le droit positif français reste attaché à la seule cause figurant dans les contrats (théorie dite de la causa proxima).

En tout cas, les souscripteurs et les avalistes des effets de commerce savent que par exception au principe de l’inopposabilité des exceptions, ils peuvent s’opposer au paiement en cas de fraude, d’absence de cause, d’illicéité ou de mauvaise foi du porteur.

Sa portée dépasse, semble-t-il, les limites des seuls effets de commerce, car rien n’empêche le signataire d’un chèque (hors perte), de refuser de le payer en invoquant l’absence de cause.

Mais il faudra alors qu’il ait des arguments solides.