Fraude

Une societe ne peut etre annulee lorsque son objet reel est licite.

Commentaire de l’arrêt cassation commerciale, du 10 novembre 2015

Par Mathilde BRIARD et Jean-Marie TENGANG

(V. Les Echos Judiciaires girondins N° 6282-6283 et 6284-6285 des 25 mars et 1er avril 2016)

Lorsque la loi impose à une société, à peine de nullité, d’avoir un objet licite, elle ne vise que son objet statutaire, et non son objet réel. Telle est la solution retenue par la chambre commerciale de la cour de cassation dans un arrêt du 10 novembre 2015. Si une telle interprétation de l’article 1833 du Code civil n’est pas fondamentalement neuve, elle pouvait susciter, dans les circonstances de l’espèce, un certain étonnement.

En effet ici, une société à responsabilité limitée, la société G-SPORT  créée en mai 2009, visait dans son objet statutaire des opérations d’import-export de produits non réglementées, le courtage et une activité de marchand de biens et d’agent commercial. Un objet somme toute assez large pour permettre à la société d’exercer en fait des activités variées. Sans que les juges aient pu savoir si cette variété de possibles était exploitée par la société, il a été démontré en tout cas que la société G-SPORT contestait régulièrement des permis de construire obtenus par des promoteurs immobiliers, avant de négocier le retrait de sa contestation. Ces négociations ressemblaient à s’y méprendre à une activité de chantage, dont l’importance était telle que l’on pouvait se demander s’il ne s’agissait pas de l’objet réel de la société.

C’est ce qu’à invoqué la société URBAT PROMOTION lorsque la société G-SPORT a contesté le permis de construire qu’elle avait obtenu. Le promoteur demandait qu’en vertu de l’impossibilité pour une société d’avoir un objet illicite, et en raison de sa fictivité, la  société G-Sport soit annulée, et condamnée, avec son dirigeant à lui verser des dommages et intérêts. Ces demandes conduisent au placement en liquidation judiciaire de la société  G-SPORT.

Alors que les premiers juges avaient admis la nullité de la société  G-SPORT, la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence a décidé, le 20 mars 2014, que la société G-SPORT ne pouvait pas être annulée, mais que le dirigeant de la société avait bien commis une faute dont la société devait répondre à l’encontre de la société URBAT PROMOTION.

Le dirigeant de G-SPORT forme alors un pourvoi en cassation pour contester la reconnaissance de sa faute personnelle, séparable de ses fonctions de gérant. La société URBAT PROMOTION quant à elle forme un pourvoi incident, dans lequel elle conteste le refus par les juges d’annuler la société G-SPORT  pour illicéité de son objet réel, quoique son objet statutaire ne soit pas illicite.

Sur ces deux questions, les juges de la Cour de cassation confirment les positions de la Cour d’Appel. Il est ainsi remarquable  d’une part que la distinction entre l’objet statutaire et l’objet réel soit entérinée, même dans une espèce où les faits laissaient clairement entrevoir l’activité illicite. D’autre part, on peut s’étonner également de ce que la faute personnelle reconnue du dirigeant n’ait pas conduit à l’exclusion de la responsabilité de la société.

Cet arrêt suscite ainsi de vives interrogations quant à la manière dont il use de la notion d’objet. En effet, l’objet paraît d’une part tout à fait inutile, comme s’il n’était en fait qu’un impératif abstrait seulement formel (I). D’autre part il semble être ici rendu inapte à produire les effets qu’il était pourtant censé viser (II).

I. L’objet, accessoire gadget.

L’objet, tel qu’il est observé par les juges en l’espèce, semble se dissoudre et perdre la consistance qui pouvait lui être propre. Il se dissout non seulement en se mêlant à d’autres notions, telles que la cause, avec laquelle il entretient de toute manière des relations équivoques (A), mais il se dissout encore en se divisant, lorsque l’objet statutaire n’est plus nécessairement lié à l’objet réel (B).

  1. A. La confusion de la cause et de l’objet

La réforme du droit des obligations, qui devrait être finalement adoptée en octobre 2016 fait disparaître les  notions de cause et d’objet en droit des contrats (le nouvel article 1127 du Code civil disposera ainsi que : « Sont nécessaires à la validité d’un contrat : 1° le consentement des parties ; 2° leur capacité à contracter ; 3° Un contenu licite et certain »). S’il n’est pas certain que la suppression des mots suffise à faire disparaître les difficultés de fond qui étaient attachées à ces notions, il est en tout cas indéniable que cette intention révèle un certain malaise dans l’appréhension de ce que recouvre l’objet et la cause, si tant est que l’on puisse réellement les distinguer l’un de l’autre. Ce n’est pas l’arrêt du 10 novembre 2015 qui contribuera à en éclairer les contours en droit des sociétés.

En effet, l’objet de la société est bien l’activité qu’elle se destine, le « ce pourquoi » elle est constituée.

A travers l’examen de l’objet de la société G-SPORT, la question se pose de savoir si elle a été créée pour exercer les activités désignées par son objet statutaire, et s’est trouvée, occasionnellement, impliquée par son dirigeant dans une activité de chantage, ou bien si, au contraire, la seule véritable raison de la constitution de cette société est le monnayage des retraits des contestations de permis de construire qu’elle introduisait abusivement…

Cette activité, par définition illicite, était-elle la causa proxima ou la causa remota de la société ? Ce point de distinction a tenu un rôle pour les juges, puisque loin de se contenter du constat de l’illicéité en fait, ils ont recherché d’abord si l’activité illicite était le premier objet de la société, et ensuite s’il était le seul. A lire l’arrêt qu’avait rendu la Cour d’Appel, il apparaît bien que l’existence d’une autre activité que celle issue de la contestation des permis de construire eut pu peser sur la décision.

Le caractère éventuellement fictif de la société vient donc doubler la question de la licéité de son objet.

  1. B. La distinction de l’objet réel et de l’objet statutaire

La question aurait pu être très simplement réglée s’il avait suffit aux juges de relever l’illicéité effective des acticités de la société G-SPORT. Mais le droit européen, qui est ici appliqué avec rigueur, prévoit une distinction entre objet statutaire et réel, depuis une directive qui est ici directement invoquée,  68/151/CEE du 09 mars 1968, qui a été reprise en 2009. Cette distinction est destinée à limiter les cas de nullité de société, afin de protéger au mieux les tiers qui seraient liés à elle, et qui pourraient se trouver mis en difficultés si les engagements passés avec elle se trouvaient annulés. Il faut relever néanmoins que dans notre cas d’espèce, c’est bien la société URBAT PROMOTION qui demandait cette nullité.

Elle n’était pas elle-même susceptible de se trouver victime de la nullité de la société, qu’au contraire elle espérait pouvoir faire valoir. Par l’interprétation stricte que la Cour fait ici du droit européen, elle en respecte certes scrupuleusement la lettre, mais peut-être pas l’esprit.

Outre ses conséquences pratiques, qui sont discutables, cette solution pourrait priver également d’intérêt  la notion d’objet social. On voit mal en effet quelle société aurait des statuts organisant explicitement un objet illicite ; ces situations auraient au moins vocation à demeurer très marginales. Si l’objet réel est finalement rendu inapte à susciter la nullité de la société, cela revient à dire que la sanction de la nullité ne vise pratiquement qu’une « défaillance » formelle (-cela revient à une défaillance en effet dès lors que c’est finalement la rédaction des statuts qui sera en cause !), et non une activité matérielle de la société.

Diviser l’objet statutaire et l’objet réel c’est faire perdre sa consistance à l’objet, qui devient un simple « gadget » dont on ne comprend plus vraiment à quoi il pourrait bien servir.

Même si l’on faisait valoir que la non remise en cause de la validité de la société n’empêche pas la poursuite de son dirigeant pour les activités frauduleuses qu’il a exercées, on ne pourrait qu’être sceptique devant la solution qui a été adoptée en l’espèce.

II. L’objet, accessoire inconséquent.

La question se pose de savoir pourquoi, alors que le fait fautif est imputable au dirigeant de la société,  le demandeur au pourvoi incident recherche la nullité de la société ? L’interrogation se justifie d’autant plus que la faute du gérant est ici qualifiée d’intentionnelle, d’une particulière gravité, et incompatible avec l’exercice des fonctions. Il apparaît dès lors illogique de lier la responsabilité du dirigeant et l’objet de la société (A), de même que paraît illogique la sanction retenue (B)

A. Illogisme du raisonnement liant responsabilité du dirigeant et objet de la société.

Le raisonnement est simple : si l’objet de la société est licite, la nullité ne peut être recherchée conformément à l’Article 11 de la directive 68/151/CEE du 09 mars 1968 tel que repris à l’Article 12 de la directive 2009/101/CE du 16 Septembre 2009. A l’inverse, si l’objet de la société est illicite, la recherche de la responsabilité du dirigeant devient inutile et la nullité de la société peut être poursuivie.

Au cas particulier, la Cour n’avait pas à examiner la nullité de la société G-SPORT dès lors que son objet, tel qu’il est décrit dans l’acte de constitution de cette société, était licite et étranger aux faits de chantage imputable à son seul gérant. Le lien apparent entre l’objet de la société et la responsabilité du dirigeant ne s’explique alors que par la nécessaire recherche de celle-ci pour exclure la nullité de celle-là. En d’autres termes, la recherche de la nullité de la société en raison de l’illicéité de son objet n’est envisagée qu’en l’absence de faute imputable au gérant, surtout si la faute n’est pas rattachable à l’objet de la société.

Au cas d’espèce, la Cour rejette le pourvoi principal aux motifs que les constatations rendaient superflu l’examen de l’objet de la Société à l’aune des causes de nullité limitativement prévues par les textes européens, dès lors que la faute du gérant, détachable de l’objet de la société, était d’une extrême gravité.

La directive de 2009 n’était pas transposée en droit interne, de sorte que la Cour s’est inspirée de la solution retenue dans un arrêt de la CJCE du 13 Novembre 1990 (Marleasing  SA c/ Commercial International de Alimentation S.A, C-106/89). La leçon tirée de cet arrêt est simple : faute de transposition d’une directive, l’exigence d’une interprétation du droit national conforme aux prévisions de la directive interdit d’interpréter les dispositions du droit national relatif aux sociétés anonymes d’une manière telle que la nullité puisse être prononcée pour des motifs autres que ceux qui sont limitativement énoncés à l’Article 11 de la directive de 1968 (applicable à l’époque des faits).

B.L’illogisme de la sanction.

Après avoir retenu la faute intentionnelle et d’une extrême gravité imputable au gérant de la Société G-SPORT, la Cour de cassation refuse de censurer la Cour d’Appel d’Aix dans son arrêt du 20 Mars 2014, qui n’avait rien trouvé de mieux, qu’à sursoir à statuer (dans l’attente d’une expertise), sur le préjudice de la société URBAT PROMOTION et l’admission de la créance de cette dernière au passif de la Société G-SPORT.

Les commentateurs ne peuvent qu’être surpris que les conséquences dommageables des agissements du dirigeant social aient pu ainsi incomber à la société. S’il est en effet incontestable que le chantage était le fait exclusif du gérant, il est encore plus choquant que la société G-SPORT ait à supporter les conséquences financières de ses égarements. C’est assurément oublier que l’Article L 223-22 du Code du Commerce énonce que les gérants sont responsables, individuellement ou solidairement selon le cas, envers la société ou les tiers, soit des infractions aux dispositions législatives ou règlementaires applicables aux sociétés, soit des violations des statuts, soit des fautes commises dans leur gestion…

En application de cette disposition, la société G. SPORT n’avait pas à supporter les conséquences dommageables des agissements de son gérant, et la société URBAT PROMOTION n’avait pas à déclarer sa créance à son passif. Très curieusement, aucun moyen du pourvoi ne conteste ce point du dispositif de la Cour d’Appel.

Mais, aussi surprenante qu’elle puisse paraître, la solution est à la fois logique et pragmatique.

Elle est logique sur le plan procédural puisque le gérant de la société G-SPORT n’était pas partie à la procédure, et ne pouvait dès lors être condamné personnellement à quel que titre que ce soit.

La solution est pragmatique ensuite, car compte tenu du montant de la créance dont fait état la société URBAT PROMOTION (1 548 175,48 €), c’est assurément la disparition de la société G-SPORT qui est annoncée. Comment pourrait-elle en effet, avec un chiffre d’affaire moyen de 88 000 € et un bénéfice médian avant impôts de 2000 €, faire face à cette créance ?

Tout se passe comme si les juges avaient fait appel aux règles des procédures collectives pour faire disparaître une société indélicate dont la nullité ne pouvait être prononcée en raison de la licéité de son objet.

Ce serait en définitive la morale de l’histoire.

Madame Mathilde BRIARD Jean-Marie TENGANG

Docteur en Droit                                    Docteur en Droit

Chargée d’enseignements,                   Avocat à la Cour

Université de Bordeaux                        Chargé d’Enseignement

LA DECHARGE DE L’AVALISTE D’UN BILLET A ORDRE SANS CAUSE

Note sous Paris, 14 juin 2012, RG 11/01572

Par Jean-Marie TENGANG

Avocat au Barreau de Bordeaux

Membre de l’Institut (IDABB)

Chargé d’Enseignement – Université Montesquieu Bordeaux IV

L’arrêt sous notes est remarquable à plus d’un titre. En premier lieu, il admet exceptionnellement la possibilité pour l’avaliste d’un billet à ordre d’opposer au bénéficiaire, les exceptions tirées du rapport fondamental. En deuxième lieu, la décharge est prononcée, après que la Cour ait observé l’absence de cause à l’effet ainsi que la fraude du bénéficiaire. En troisième lieu, l’allocation d’une indemnité vient sanctionner la mauvaise fois du même bénéficiaire.

LES FAITS :

Par acte sous seing privé du 14 mai 2005, Madame S, agissant pour le compte d’une société en constitution M, faisait l’acquisition d’un fonds de commerce de bistrot, discothèque, brasserie, point chaud, viennoiseries situé sur les Quais de Paludate à Bordeaux…, moyennant le prix de 299 000 €. Le prix convenu devait être payé par le versement comptant de la somme de 25 000 € remis à la cédante dès la signature du compromis, et le solde de 274 000 € par crédit vendeur, que l’acquéreur s’engageait à acquitter par 60 mensualités de 4 566,67 €.

Lors de la signature de l’acte définitif le 18 juin 2005, la société cédante obtenait de Madame S la remise de deux autres chèques de 30 000 € et 20 000 €, portant ainsi le paiement de la fraction cash du prix de cession à 75 000 €.

De manière encore plus étonnante, et alors même que cela n’était prévu ni dans l’acte de cession, ni dans les actes préparatoires, la société cédante obtenait de Madame S, en sa qualité de gérante de la société M, la signature d’un billet à ordre d’un montant de 75 000 €, dont l’échéance était fixée au 30 août 2006.

Madame S se portait avaliste de cet effet.

La société M devait rencontrer très rapidement des difficultés : procédure de redressement judiciaire le 5 juillet 2006, suivie d’une liquidation judiciaire le 2 février 2007.

Madame S et ses associés se rendaient alors compte que le fonds de commerce n’était qu’une coquille vide. Elle déposait une plainte pour escroquerie et faux en écritures comptable contre les dirigeants de la société venderesse courant août 2008.

Par acte du 27 août 2008, Madame S (Madame S était assistée par le rédacteur des présentes) était attraite devant le Tribunal de Commerce de Paris en sa qualité d’avaliste en paiement du billet d’un montant de 75 000 €.

Par ordonnance de référé du 28 novembre 2008, Madame S obtenait que la société venderesse soit déboutée de sa demande, en raison de l’existence d’une contestation sérieuse sur les circonstances d’émission de l’effet.

La société venderesse ne s’avouait pas vaincue, puisqu’elle assignait Madame S, cette fois au fond, par acte du 19 novembre 2008.

Par jugement du 7 octobre 2010, le Tribunal  de Commerce de Paris écartait les arguments de Madame S, et la condamnait à payer le montant de l’effet.

L’appel formé par Madame S devait conduire à l’arrêt sous notes.

A- L’admission du principe d’opposabilité des exceptions

Avant l’examen de ses arguments au fonds, Madame S devait surmonter un écueil de taille, tiré du principe de l’inopposabilité des exceptions. En effet, l’article L. 511-31 du Code de commerce (qui traite des lettres de change), énonce une règle commune à tous les effets de commerce. Il n’est admis d’opposition au paiement de ces effets qu’en cas de perte… C’est cette règle qui est connue comme le principe d’inopposabilité des exceptions, principe qui interdit donc au souscripteur d’un effet de s’opposer à son paiement en invoquant les obstacles tirés de son rapport fondamental avec le porteur-bénéficiaire, autres que la fraude ou la perte.

Madame a convaincu la Cour d’examiner ses arguments de fonds (opposabilité des exceptions) en deux temps.

Elle a d’abord invoqué un arrêt du 20 janvier 1995 par lequel la Cour d’Appel de Paris avait admis le droit du souscripteur à opposer au bénéficiaire du titre, les exceptions tirées du rapport fondamental (D. 1996, Somm. comm. 34).

Ce point étant réglé, restait à démontrer le droit de l’avaliste du billet, d’invoquer cette faculté.

C’est un arrêt de la Cour de cassation  du  24 mars 1998 (Civ. 1ère, JCP E, I, 10144), qui a expressément admis le droit de l’avaliste de refuser le paiement du billet à ordre, en raison de l’illicéité de sa cause, qui lui fournira la solution.

Enfin, un ancien arrêt de la Chambre des Requêtes avait permis à l’avaliste d’un billet à ordre d’invoquer tous les autres moyens de défense du débiteur garanti (Req. 20 mars 1882, DP 1882, 1, 244).

Madame S a alors plaidé la combinaison de ces deux arrêts, qui conduit à la conclusion selon laquelle :

  • L’opposabilité des exceptions est admise en matière de billet à ordre ;
  • Ce droit est également reconnu à l’avaliste de ce billet, surtout lorsque le souscripteur n’étant pas partie à la procédure, il ne peut valablement faire valoir les droits et arguments qui auraient fait échec à la demande de paiement du porteur.

Au cas d’espèce, la Cour n’admet pas explicitement ce raisonnement, mais le fait implicitement en examinant les moyens soulevés par Madame S pour s’opposer à la demande de paiement de la société E.

B- Les arguments de fond

Madame S soutenait plusieurs arguments, qui peuvent être résumés ainsi :

1- Le billet serait sans cause car il aurait dû être détruit après le respect par Madame S des seuls engagements souscrits concomitamment  lors de la signature de l’acte de cession, soit le paiement de la somme de 75 000 € par 3 chèques de 25 000, 30 000 et 20 000 €.

2- Le billet serait frauduleux car il n’apparaissait ni dans les autres actes de cession du fonds, ni dans la comptabilité de la société cédante.

3- La cause du billet serait illicite car elle garantirait le paiement d’une partie occulte du prix de cession du fonds. Pour étayer cet argument, Madame S avait sommé la société cédante de produire les documents de séquestre du prix de cession du fonds, mais n’avait obtenu aucune réponse. Elle avait alors versé aux débats un arrêt de la Cour de cassation par lequel 24 mars 1998, la 1ère Chambre civile avait confirmé un arrêt de la Cour d’Appel de DIJON rejetant la demande de paiement d’un porteur de billet à ordre de mauvaise foi, dirigée contre l’avaliste de cet effet, aux motifs  que « les billets litigieux avaient été souscrits en vue du paiement d’une soulte occulte du prix de cession… » (Civ. 1ère, 24 mars 1998, JCP Ed G. 1998, 10144).

4- La société venderesse serait de mauvaise foi, car l’assignation interviendra plus de trois ans après l’échéance de l’effet, plus d’un an et demi après la liquidation judiciaire du débiteur principal, et 10 jours après la plainte pénale déposée par Madame S pour escroquerie…

C- Sens et Portée de l’arrêt du 14 juin 2012

La Cour reprendra tous ces arguments dans la motivation conduisant à l’arrêt d’infirmation du 14 juin 2012 :

Sur l’absence de cause : Considérant que force est de constater qu’aucun document contractuel ne fait état du billet litigieux, dont la cause n’est donc pas clairement et indiscutablement établie… »

Et encore : «Considérant que la Cour ne trouve dans les pièces versées au dossier aucune justification ni aucun sens à l’attitude du vendeur du fonds qui ne s’est garanti que pour une faible partie du solde du crédit vendeur et pour un montant que rien n’explique…

Considérant que la Cour relève que les explications de Madame S, sur la cause du billet à ordre sont cohérentes, et note que le chiffre de 75 000 € représente à la fois le montant des trois chèques qui devaient être encaissés lors de la signature de l’acte, et celui du prêt qu’elle devait obtenir avant le 30/07/2005, et qui constituait une des conditions suspensives prévues dans le compromis ».

Sur la fraude : «Considérant que la société E a attendu près de trois ans avant d’en demander le paiement à Madame SOUCHON, alors au surplus que la société était en liquidation judiciaire depuis le 2/02/2007, et qu’il était constant que le solde du prix ne serait plus payé par la société… »

Et de conclure «Considérant que s’il est exact que Madame S est attraite en paiements en sa qualité de l’avaliste et non en qualité de souscripteur du billet, il n’en reste pas moins que l’action s’inscrit dans un contexte de fraude, compte tenu du faisceau d’éléments ci-dessus rappelés et que le porteur apparaît comme de mauvaise foi ».

Pour tous ces motifs, le jugement du Tribunal de Commerce de Paris qui avait condamné Madame S à payer le montant du billet à ordre, est infirmé, et Madame S est déchargée de son obligation d’avaliste.

De plus, la Cour condamne la société E à lui payer les sommes de 5 000 € pour abus dans le droit d’agir en justice, outre 5 000 € au titre de l’article 700 du Code de Procédure Civile.

L’arrêt de la Cour d’Appel de Paris du 14 juin 2012 consacre la victoire de la bonne foi. Elle va au-delà de la seule apparence des actes, et s’interroge sur la réelle intention des parties au moment de leur conclusion.

En cela, l’arrêt introduit une part de morale dans les affaires, et la solution est d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une matière où le principe est celui de l’inopposabilité des exceptions.

Serait-ce le retour de la théorie de la « causa remota » (cause éloignée) chère au droit romain ? Rie n’est moins sûr, car le droit positif français reste attaché à la seule cause figurant dans les contrats (théorie dite de la causa proxima).

En tout cas, les souscripteurs et les avalistes des effets de commerce savent que par exception au principe de l’inopposabilité des exceptions, ils peuvent s’opposer au paiement en cas de fraude, d’absence de cause, d’illicéité ou de mauvaise foi du porteur.

Sa portée dépasse, semble-t-il, les limites des seuls effets de commerce, car rien n’empêche le signataire d’un chèque (hors perte), de refuser de le payer en invoquant l’absence de cause.

Mais il faudra alors qu’il ait des arguments solides.