DES CONSEQUENCES DE L’EVOLUTION DE LA JURISPRUDENCE SUR LA RESPONSABILITE CIVILE PROFESSIONNELLE (CA Bordeaux, 24 mars 2014, N° 12/03853, visible sur lexisnexis.com).

  • Cas des notaires

L’espèce jugée par la Cour d’Appel de Bordeaux le 24 mars 2014 est un cas d’école en matière d’évolution –prévisible ?- de la jurisprudence fiscale sur la responsabilité civile professionnelle.

Au cas particulier, un couple, les époux C. créent courant 1998 deux sociétés, dont une société civile immobilière (la SCI), et une société à responsabilité limitée (la SARL) dans le but d’optimiser une opération immobilière. La SCI fait l’acquisition d’une maison de maître et de ses dépendances dans le sud de la France, et conclut avec la SARL un bail à construction d’une durée de 30 ans à l’effet du 1er juillet 1998. Le bail doit prévoit l’édification par la SARL  d’un nouveau bâtiment destiné à une exploitation hôtelière, ainsi que des équipements sportifs. Le bail prévoyait en outre, ce qui est classique en pareille occurrence, que les constructions édifiées par la SARL resteraient sa propriété pendant toute la durée du bail, et seraient rétrocédées au bailleur, la SCI, à l’expiration du bail, ou en cas de résiliation amiable.

En 2004, les parts de la SARL (devenue SAS deux ans plus tôt avec l’entrée de la fille C. dans le capital), étaient apportées à une société F. détenue à 100% par les époux C.

Le 29 septembre de la même année, Madame C. mère, es-qualité de gérante des trois sociétés, concluait divers actes d’aliénation :

  • La vente par la SCI à la SAS (ex SARL), des biens immobiliers objet du bail à construction conclu courant 1998.
  • Revente par la SAS desdits immeubles à une société détenue par les consorts D.
  • Vente par la société F. des parts de la SAS à une autre société D., également contrôlée par les consorts D.

Deux ans plus tard, la SCI recevait une proposition de rehaussement de ses revenus fonciers au titre de l’exercice 2004, année de la résiliation amiable du bail à construction, et de la vente des biens immobiliers. Le motif du rehaussement était tiré de et de la requalification du bail à construction en bail de droit commun, et de l’intégration, dans l’actif de la SCI, du prix de revient des constructions neuves des installations sportives réalisées en 1998 par la SARL.

Du fait de ce rehaussement, l’impôt foncier du foyer fiscal des époux C. a été fortement majoré, soit 449 915 € en droits, 103 181 € en contributions sociales et 40 376 € en intérêts de retard (on apprendra que finalement, le redressement sera porté à 947 908 € en droit, et 41 239 € en intérêts de retard). Le 8 juin 2011, le Tribunal administratif de Nice rejetait la contestation émise par les époux C. contre ce redressement. Un appel a été formé depuis.

Sans attendre l’issue de cette procédure, la SCI faisait assigner les 3, 6 et 8 juillet 2009 devant le Tribunal de Grande Instance de Bordeaux, le Notaire et le Cabinet comptable, rédacteurs d’actes, ainsi que leur assureur, pour voir retenir leur responsabilité civile professionnelle dans le rehaussement des ses revenus fonciers intervenu suite aux cessions du 29 septembre 2004.

Les époux C. sont intervenus volontairement dans la procédure, et demandent réparation du préjudice subi du fait du rehaussement de leur impôt foncier pour l’exercice 2004.

Par jugement du 22 mai 2012, le Tribunal de Grande Instance de Bordeaux retenait le principe de la responsabilité professionnelle des deux professionnels du droit et des chiffres. Il concluait en effet que le redressement fiscal notifié à la SCI et aux époux C. était en lien direct avec leur manquement à anticiper l’évolution de la jurisprudence fiscale. Il ordonnait enfin le sursis à statuer dans la détermination de leur préjudice réel, dès lors que l’appel du jugement du TA de Nice n’était pas vidé…

Les 3 et 13 juillet 2012, le Notaire et le Cabinet comptable interjetaient appel de cette décision. Le problème était délicat, la Cour devant se prononcer sur le point de savoir si la responsabilité civile professionnelle d’un rédacteur d’acte pouvait être retenue alors que le risque – en l’espèce la requalification d’un contrat de bail à construction plus de 6 ans après sa conclusion – était purement hypothétique au moment des faits.

Par arrêt du 24 mars 2014, la Cour confirme le jugement entrepris. Après avoir écarté l’argument de l’irrecevabilité de l’intervention volontaire des époux C., la Cour retient en premier lieu que le montage n’était pas sans risque puisque le Notaire avait pris l’initiative de consulter le CRIDON sur les dangers de l’opération. Elle retient ensuite que le Notaire et le Cabinet comptable, tenus d’une obligation de conseil et d’information à l’égard des époux C., auraient du les informer du caractère incertain de la jurisprudence, et donc du risque de requalification de l’opération.

A/ Sur le risque de requalification du bail à construction en raison de la résiliation anticipée.

Le principal argument des appelants était de soutenir que les manquements d’un professionnel ne peuvent s’apprécier qu’au regard du droit positif à l’époque de son intervention.

La question de la requalification en bail ordinaire d’un bail à construction résilié, était fort ancienne. C’est une réponse ministérielle Fossé du 24 avril 1974 (Rép. min. n° 6220 : JO AN Q, 27 avr. 1974, p. 1819 ; JCP N 1974, prat. 7742-B) qui en avait admis le principe.  Un jugement du Tribunal de Sens du 29 mai 1980 (Rev. enr. et imp., art. 15657-2) avait paru le consacrer en ces termes : «De ce que l’article 1er, § 3, de la loi du 16 décembre 1964 (CCH, art. L. 251-1) énonçait que le bail à construction devait être conclu pour une durée comprise entre 18 et 70 ans, le tribunal avait déduit que  »la durée fixée par la loi est de l’essence même du bail à construction (…), résilié purement et simplement, sans motif légitime, trois ans après sa conclusion, le contrat ne peut plus s’analyser comme un bail à construction (…) ».

L’administration était ainsi approuvée, d’avoir, en le disqualifiant en un bail ordinaire, remis en cause le régime fiscal de faveur dont le contrat avait bénéficié : exonération de TVA (CGI, art. 261-4°) ; exonération de TPF (CGI, art. 743) ; règles plus favorables de liquidation de la TVA sur livraison à soi-même et de droit de bail.

Par arrêt du 24 juin 1997, la Chambre commerciale de la Cour de cassation infirmait cette décision au prix d’une analyse purement contractuelle, sans aucune considération de ses conséquences fiscales : « le bail à construction obligeant le preneur à construire un immeuble dont il devient propriétaire et à le conserver en bon état d’entretien pendant toute sa durée diffère, par la nature des droits qu’il confère au preneur, des autres baux qui ont pour principal objet de lui conférer la jouissance temporaire d’un bien contre le paiement d’un loyer ; que la résiliation d’un bail à construction avant son terme n’a pas pour effet de le transformer en un bail ordinaire mais de créer une situation qu’il convient d’apprécier eu égard aux conditions qu’elle prévoit et à l’ensemble des effets qui s’ensuivent ».

La jurisprudence était alors hésitante.

Dans le sens de l’absence de requalification, v. :

  • TA Lyon, 4e ch., 4 juin 2003, req. n° 00-3609, Juris-Data n° 2003-218936
  • CAA Douai, 2e ch., 3 oct. 2006, n° 05-271, RJF 10/07, n° 1054, au sujet d’une cession concomitante, mais par actes séparés, des droits du bailleur et du bail à construction à une même personne

Dans le sens de la requalification, un courant jurisprudentiel plus nombreux, jugeait qu’un bail à construction qui se trouve résilié par la volonté des parties avant l’expiration du délai minimal de dix-huit années prévu par l’article L. 251-1 du Code de la construction et de l’habitation, devait être regardé comme un bail ordinaire.

Ainsi, en application du principe posé par l’article 551 du Code civil, le bailleur devenait propriétaire, à l’expiration du bail, des constructions édifiées sur le terrain. La valeur de ces constructions devait alors constituer un revenu foncier à inclure dans le revenu imposable du bailleur au titre de l’année de résiliation du bail :

  • TA Dijon, 2e ch., 11 juin 2002, req. n° 01-2415, Juris-Data n° 2002-187026 ;
  • CE, 2 oct. 1985, n° 45 818, n° 63 966 et n° 54 389 : Dr. fisc. 1985, n° 52, comm. 2303, concl. P.-F. Racine, au sujet d’une parcelle composée pour partie d’une prairie naturelle et, pour le surplus, d’une « claire », alimentée en eau de mer, et sans vocation agricole ;
  • CE, 19 avr. 1989, n° 42 759 et n° 72 265 : Dr. fisc. 1989, n° 40, comm. 1725 ;-Plén., 6 janv. 1993, n° 69 943 à n° 69 945 : Dr. fisc. 1995, n° 15, comm. 753), au sujet de  travaux d’achèvement et d’aménagement d’un immeuble à usage industriel et commercial ;
  • Plén., 6 janv. 1993, n° 69 943 à n° 69 945 : Dr. fisc. 1995, n° 15, comm. 753 : pour les travaux d’aménagement mis à la charge du locataire par le bail d’une résidence secondaire.

Malgré l’importance de cette jurisprudence, une partie de la doctrine persistait à soutenir l’argument de l’absence de requalification (L’extinction d’un bail à construction par confusion emporte-t-elle une résiliation tacite et anticipée du bail générant un revenu foncier chez le bailleur qui transfère la propriété de son terrain ?, Jean-Pierre GARÇON, La Semaine Juridique Notariale et Immobilière n° 43, 22 Octobre 2004, 151).

C’est au demeurant en ce sens qu’il conviendra de comprendre l’analyse faite par le CRIDON le 19 mai 2004 estimant que le risque de requalification pouvait efficacement être combattu.

Pourtant, les termes de l’article L. 251-1 du Code de la Construction et de l’Urbanisme sont sans équivoque, dans la mesure où ils indiquent que le bail à construction doit être conclu pour une durée minimale de 18 ans, et une durée maximale de 99 ans qui ne peut être prorogée par tacite reconduction.

Au cas particulier, en envisageant une résiliation anticipée au bout de 16 ans, soit une durée inférieure à la durée minimale légale de 18 ans, les rédacteurs jouaient avec le feu, et faisaient prendre un grand risque à leurs clients.

Ce risque était d’autant plus téméraire que la Cour rappelle la jurisprudence la plus récente, en l’occurrence celle de la Cour Administrative d’Appel de Bordeaux qui a, par arrêt du 20 mars 2003, adopté la même analyse que le Tribunal Administratif de Dijon, en jugeant qu’une telle opération entraînait nécessairement une résiliation amiable anticipée du bail à construction avec retour des constructions dans le patrimoine du bailleur, constituant ainsi un revenu foncier imposable.

La jurisprudence sera définitivement établie par un arrêt du Conseil d’Etat du 5 décembre 2005 (Conseil d’État, 3ème et 8ème sous-sections réunies, Fourcade, 05/12/2005, 256916). Dans cette espèce, un bailleur avait apporté son terrain à la SA qu’il dirigeait, et avait déclaré la plus-value sur la base de l’évaluation retenue par le commissaire aux apports, soit celle du terrain majorée des droits à l’accession gratuite des constructions à l’expiration du bail. L’Administration avait assimilé l’apport à une résiliation anticipée du bail ayant entraîné le transfert de la propriété des constructions à l’apporteur, et avait imposé ce dernier au titre des revenus fonciers sur la base de la valeur des constructions d’une part, et d’autre part, rehaussé la plus-value d’apport.

La cour administrative d’appel de Bordeaux (CAA Bordeaux, 4e ch., 20 mars 2003, n° 99-1069 : RJF 10/03, n° 1107 ; JCP N 2004, n° 43, 1511, Obs. J. P. GARCON) avait approuvé l’Administration aux motifs que l’apport du terrain supposait nécessairement la résiliation amiable, tacite et anticipée du bail à construction.

Le Conseil d’État a confirmé cette analyse, et a posé comme principe que le contrat d’apport emportait, au regard de la loi fiscale, les mêmes effets qu’une résiliation amiable tacite du bail impliquant la remise des immeubles au bailleur effectuée préalablement à l’apport, la référence aux articles 1234 et 1300 du Code civil étant indifférente. :«lorsque le prix d’un bail à construction consiste, en tout ou en partie, dans la remise gratuite d’immeubles en fin de bail, la valeur de ces derniers, calculée d’après leur prix de revient, constitue un revenu foncier perçu par le bailleur à la fin du bail».

Il est désormais acquis que la requalification est possible dans les hypothèses d’extinction du bail par confusion, qu’il s’agisse d’un apport de terrain à une société dont on est déjà actionnaire (CAA Bordeaux, 4e ch., 20 mars 2003, n° 99-1069 : RJF 10/03, n° 1107), ou qu’il s’agisse d’un transfert du terrain par voie de fusion-absorption (CE, 7 févr. 2007, n° 288067, JurisData n° 2007-081183), ou comme au cas d’espèce, d’une résiliation amiable…

B/ Sur les défaillances des rédacteurs en termes d’obligation d’information

Non seulement les rédacteurs d’actes n’avaient pas anticipé l’évolution prévisible de la jurisprudence, mais aussi la Cour retient à leur passif un défaut d’information.

A l’égard du Notaire, la Cour relève : « il ressort de l’analyse de l’ensemble de la consultation [du CRIDON] que le risque fiscal existait au moment de la passation des actes notariés du 29 septembre et qu’il avait été expressément relevé, même s’il était ensuite minoré »

La Cour enfonce le clou, en laissant entendre que la consultation n’avait été portée à la connaissance des époux C., ce qui n’aurait au demeurant pas atténué, ou annihilé la responsabilité du Notaire dont l’obligation de conseil devait se doubler d’une réelle obligation d’information..

En effet, les époux C. n’avaient pas de connaissances spécifiques en droit des sociétés leur permettant d’apprécier sa valeur juridique, de sorte qu’il appartenait au Notaire « tenu à une obligation de conseil et d’information, d’informer précisément M. et Mme C. de ce risque fiscal ».

A l’égard du Cabinet comptable, le grief est plus précis. La Cour relève en effet qu’en 2001, soit 3 ans avant l’opération litigieuse, la le Cabinet avait attiré l’attention des époux C. sur le risque de requalification du bail en raison de sa durée, et avait proposé une solution permettant d’éviter une plus-value imposable par le refinancement des emprunts souscrits tant par la SARL que par la SCI.

La Cour s’étonne que le Cabinet n’ait pas réitéré ses réserves trois ans plus tard, et s’est abstenu d’informer son client que l’opération du 29 septembre 2004 comportait des risques fiscaux.

Reste maintenant à déterminer le montant du préjudice, dont l’issue dépend de la procédure pendante devant les juridictions administratives. Nécessairement, il sera élevé au regard au montant du rehaussement des impôts fonciers réclamés aux époux C.

L’assureur du Notaire et du Cabinet comptable auraient inscrit depuis un pourvoi contre cet arrêt.

On retiendra que la garantie due par le professionnel du droit, rédacteur d’acte, porte non seulement sur l’état du droit existant, mais s’étend également à l’évolution prévisible du droit. Ce qui accroît considérablement le champ de sa responsabilité professionnelle, et doit le conduire à plus de prudence.

Jean-Marie TENGANG

Docteur en Droit – Avocat à la Cour

Chargé d’enseignement Université de Bordeaux

42 Cours Georges Clemenceau

33000 Bordeaux

Tél. : 05 57 14 05 05

Fax : 05 57 14 05 06

Comments are closed.