Internet

La Cour d’Appel de Paris confirme la guerre contre le typosquatting

Notes sous Arrêt : CA Paris, 30 novembre 2011

(N° 09/17146) Société Web Vision c/ Société Trokers)

Par Jean-Marie TENGANG

Chargé d’Enseignement Université Bordeaux IV – Avocat au Barreau de Bordeaux

Par cet arrêt du 30 novembre 2011, la Cour d’Appel de Paris confirme l’illicéité du parasitisme des noms de domaines sur Internet, connu sous le nom de « typosquatting ».

Le mécanisme est rodé : Une personne ou une société achète un ou plusieurs noms de domaine proches de celui de sites fréquentés ou appartenant à une marque connue, de manière à en tirer un avantage indu.

Les Faits de l’espèce

La société TROKERS, qui exerce sous le nom commercial « 2xmoins cher.com » une activité d’intermédiaire dans la vente à distance de produits neufs ou d’occasion.

Pour ce faire, elle a ouvert le site internet «2xmoinscher.com», et a déposé les marques semi figuratives «2x(moins cher)» et verbale «2xmoinscher.com» enregistrées à l’INPI respectivement les 13 février 2001 et 1er février 2006 sous les n° 3 082 310 et 06 3 407 433.

La société  TROKERS est également titulaire des noms de domaines «2xmoinscher.com», «2xmoinscher.net», «2xmoinscherorg», «2xmoinscher.biz» et «2xmoinscher.fr».

Elle a constaté en juillet 2006 que la saisie des URL www.2xmoinschers.fr et www.2moinscher.fr (qui ne lui appartenaient pas, et qu’elle n’avait pas déposé) permettait un renvoi automatique vers son propre site internet accessible aux adresses www.2xmoinscher.com ou www.2xmoinscher.fr et que ce renvoi automatique était organisé par l’intermédiaire du site internet Altinames. info et du service d’affiliation fourni par la société Cibleclick. Ce détournement est d’autant plus grave que la société CIBLECLICK est celle avec laquelle elle avait souscrit pour la diffusion de ses publicités.

Elle a aussi constaté que les noms de domaine «2xmoinschers.fr» et «2moinscher.fr» avaient été enregistrés par la société Web Vision.

Procédure

Après de multiples mises en demeure restées vaines, elle faisait dresser un constat par l’Agence pour la Protection des Programmes (APP), et assignait la société Web Vision pour les faits de :

  • Contrefaçon de ses deux marques «2xmoinschers.fr» et «2moinscher.fr» ;
  • Contrefaçon de ses droits d’auteur sur son site internet et sur le titre de celui ci
  • Atteinte à son nom commercial et à ses noms de domaines ;

Le Tribunal de Grande Instance de Paris faisait partiellement droit à ses demandes. Elle jugeait en effet que les faits reprochés à la société WEB VISION étaient constitutifs d’atteinte à ses noms de domaine, mais rejetait  toutes les autres demandes de la société TROKERS.

Des dommages intérêts lui étaient accordés en raison de la seule atteinte à ses noms de domaines.

La Société WEB VISION interjetait appel de la décision, et demandait son infirmation en ce qu’elle a été condamnée au titre de l’atteinte aux noms de domaine de la Société TROKERS, et de le confirmer pour le surplus.

Mal lui en a pris, car sur appel incident de cette dernière, la Cour d’Appel de Paris a rendu l’arrêt sous notes qui est plus sévère.

Motifs de l’arrêt

1. Sur l’atteinte au nom de domaine.

La question se posait ici de savoir si la réservation des deux noms de domaine non expressément déposés par la société TROKERS, était fautive.

Pour la Cour, il n’y a aucun doute à ce sujet : « en réservant les noms de domaines «2xmoinschers.fr», «2moinscher.fr» et «2xmoinscheres.com», la société Web vision n’a été conduite que par le souci de se procurer un avantage économique indu en détournant artificiellement à son profit le flux économique généré par la valeur propre des noms de domaine «2xmoinscher.com», «2xmoinscher.net», «2xmoinscher.org », «2xmoinscher.biz» et «2xmoinscher.fr» réservés par la société TROKERS ».

La Cour en déduit  que cette exploitation déloyale caractérise l’atteinte retenue à juste titre par le tribunal aux noms de domaine de la société TROKERS.

La solution n’et pas étonnante, car il s’agit simplement d’une application des principes dégagés en matière de parasitisme économique en matière de nom de domaine.

2. Sur l’atteinte au nom commercial

La société TROKERS exploite son activité sous le nom commercial «2xmoinscher.com».

La société WEB VISION, qui le sait pour être sous contrat d’affiliation avec elle, a, sans autorisation, utilisé ce nom commercial pour en tirer un profit personnel en exploitant malicieusement celui-ci, dans des formes délibérément altérées.

Une telle utilisation à but lucratif du nom commercial volontairement déformé d’une entreprise caractérise une atteinte préjudiciable dont elle est fondée à demander réparation.

Là aussi, la solution est classique

3. Sur la contrefaçon des marques de la société TROKERS

Cette demande était plus délicate à définir et à cerner

Elle invitait la Cour à juger que l’utilisation de noms de domaines peut être contrefaisante de marque sur le fondement de l’article L 713-3 du CPI sans qu’il y ait proposition de produits concurrents.

La Cour retient pourtant cette infraction, après avoir noté que :

  • Cette utilisation n’a pas été autorisée par la société TROKERS, propriétaire de ces marques.

  • Ces imitations ont été conçues précisément pour être confondues avec celles de la société TROKERS au point que le public ne se rende pas compte qu’elles le conduisent à son insu par un chemin détourné, en tirant profit d’erreurs de saisie, vers les produits ou services désignés par les marques imitées.

Un tel usage d’imitations de marques, même s’il n’a pas pour objet d’attirer finalement le public vers des produits concurrents de ceux couverts par les marques légitimes – ce qui est le cas en l’espèce puisque la société WEB VISION n’exerce aucune activité d’intermédiaire dans les ventes à distance de produits neufs ou d’occasion – mais au contraire de le diriger vers les produits et services qui sont ceux de l’entreprise titulaire des marques imitées, caractérise néanmoins une contrefaçon de ces marques dès lors qu’il concourt à désigner, ainsi que le prévoit l’article L 713-3, b, du code de la propriété intellectuelle «des produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement».

La motivation laisse songeur.

4. Sur la contrefaçon de droits d’auteur sur le site internet de la société TROKERS

La représentation illicite interdite par l’article L.122-4 du code de la propriété intellectuelle dispose est caractérisée par la redirection automatique de certains internautes vers le site de la société TROKERS grâce aux adresses altérées, et la communication de ce site au public par la société WEB VISION par un moyen non autorisé.

La Cour confirme ainsi la jurisprudence qui admet l’originalité des sites Internet.

5. Sur la contrefaçon des droits d’auteur de la société TROKERS sur le titre de son site internet

Au visa de l’article L 112-4 du code de la propriété intellectuelle, la Cour va rejeter la demande de la société TROKERS pour les faits de contrefaçon des droits d’auteur de la société TROKERS sur le titre de son site internet

Elle retient ainsi l’argument de la société WEB VISION ainsi formulé : à supposer démontré que l’expression «2xmoinscher.com» puisse être regardée comme le titre du site internet de la société TROKERS présentant en lui même un caractère original, on ne pouvait que convenir  qu’elle n’a pas utilisé ce titre pour individualiser une œuvre du même genre puisqu’elle n’a élaboré elle-même aucun site internet.

Il ne faut pas pousser

Les sanctions

1. Sur les mesures réparatrices

Pour la société TROKERS, les différentes atteintes portées à ses noms de domaine, à son nom commercial, à ses droits de marques et à ses droits d’auteur ont contribué à galvauder ses signes distinctifs et l’ont conduit à payer à la société WEB VISION, par l’intermédiaire de la société CIBLECLICK, une rémunération indue chaque fois qu’un internaute a saisi les adresses litigieuses et suivi le chemin frauduleusement organisé par la société WEB VISION.

L’ensemble des circonstances de la cause et le comportement parasitaire de la société WEB VISION au détriment de la société TROKERS ont incontestablement causé à celle-ci un préjudice commercial justifiant l’allocation de dommages intérêts.

A défaut d’élément d’individualisation du dommage en fonction de la nature des atteintes dénoncées, la Cour apprécie globalement le dommage, et alloue à la Société une indemnité du même montant que celui prononcé par le Juge d’Instance, soit 65 000 €.

2- La publication de l’arrêt

La nature des faits reprochés justifie d’accueillir la demande de publication de l’arrêt qui en est faite par la société TROKERS.

Sur le fond, l’arrêt ne peut qu’être approuvé.

Le parasitisme des noms de domaines est un fléau qu’il convient de combattre.

La démultiplication des extensions (.org, .net, .fr, .com…) est telle que chaque nom de domaine (nom patronymique, marque, dénomination sociale) doit déposé avec toutes les extensions possibles, pour éviter qu’un tiers ne se l’approprie.

Or, chaque dépôt donne lieu à un coût, renouvelé chaque année.

On peut néanmoins s’étonner que la Cour ait retenu la contrefaçon de marque, alors que précisément, les imitations litigieuses, n’avaient pas pour objet d’attirer le public vers des produits concurrents de ceux couverts par les marques légitimes, mais au contraire de le diriger vers les produits et services qui sont ceux de l’entreprise titulaire des marques imitées.

Or, la contrefaçon de marque n’est en général retenue, et sanctionnée s’agissant des noms de domaine, que si le nom frauduleusement enregistré risque de créer une confusion dans l’esprit des utilisateurs (C. Paris, 4è ch., sect. A, 16 mai 2001 : S.A.R.L. International technique services I.T.S. c. M. Dominique A., S.A..R.L. Le Jardin des arts et encadrements – RG no 00/07417), ce qui suppose des produits concurrents.

A la suite de la jurisprudence « Alice » (Trib. gr. inst. Paris 3e ch., 23 mars 1999, SNC Alice C. SA Alice), il est acquis que le titulaire d’une marque non notoire qui ne l’enregistre pas comme nom de domaine ne peut agir en contrefaçon de marque contre celui qui l’enregistre «le seul enregistrement du nom de domaine, opération en elle-même totalement neutre, ne permettant pas d’établir une identité ou une similarité de service avec les services pour lesquels la marque est protégée». Cette jurisprudence a été confirmée depuis (Trib. gr. inst. Nanterre (2e ch.), 28 mai 2001, SARL Transatia, SA Léonardo et Association Léonardo c/ Association Léonardo ; Trib. gr. inst. Paris (3e ch., 3e sect.), jugement du 9 juillet 2002, SA Le tourisme Compagnie parisienne du tourisme c/ SA).

Il n’en va autrement que si la personne qui enregistre une marque notoire comme nom de domaine, entend surfer sur la notoriété de la marque pour gagner de l’argent à moindre coût (Trib. gr. inst. Draguignan (1e ch. civ.), 21 août 1997, Commune de Saint-Tropez c/ Eurovirtuel et autres).

Il faut croire que par cet arrêt du 30 novembre 2011, la Cour nous indique que cette jurisprudence n’est pas fixée. Le Tribunal de grande instance de Paris avait déjà dissocié la contrefaçon de marque et le risque de confusion par un attendu similaire : « Attendu que l’association est bien fondée à reprocher à M. P. une contrefaçon de sa marque Clusif déposée le 9-03-1993 ; que les noms de domaine ont reproduit la marque à l’identique ; que dans cette hypothèse, sur le fondement de l’article L713-2 du code de la propriété intellectuelle, il n’est pas nécessaire de justifier d’un risque de confusion» (Trib. gr. inst. Paris (3e ch.), 29 janvier 2003, Clusif M. M. P sarl indomco sarl press £ Co sa and co.)

Faut-il l’approuver ? Le commentateur ne le pense pas.

La solution en tout cas confirme un durcissement de la lutte contre le « typosquatting« .